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Chloé Hecketsweiler - 01/05/2009 - L'expansion

L'idée de monnayer les droits à polluer, idéale sur le papier, se révèle complexe à mettre en place sans effets pervers et en toute transparence. D'autant que l'ONU, chargée d'encadrer ce business, est pour le moins débordée.

Remplacer 400 millions d'ampoules à incandescence par des modèles à basse consommation, voilà le défi que l'Inde veut relever pour réduire ses émissions de CO2 d'environ 55 millions de tonnes par an. Une bonne action pour l'environnement, mais aussi une bonne affaire. Car, en contrepartie, l'Etat indien devrait gagner plusieurs millions de « crédits carbone », la monnaie CO2 inventée par les Nations unies, crédits qu'elle pourra revendre.

Explication: dans le cadre du protocole de Kyoto, l'Union européenne, le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande se sont engagés à réduire leurs émissions de CO2 de 5,2 % entre 1990 et 2012. Pour ce faire, ces pays et leurs industriels ont deux possibilités. La première, c'est de polluer moins. L'autre consiste à « compenser » en achetant des crédits carbone aux industriels ou aux gouvernements des pays émergents non signataires du protocole de Kyoto, comme la Chine, l'Inde, le Brésil ou la Corée du Sud. L'ONU délivre un crédit pour chaque tonne de CO2 détruite ou non émise (par exemple en construisant une centrale hydroélectrique plutôt qu'une centrale à charbon). Les Nations unies en ont déjà accordé 260 millions, l'objectif étant de 1,5 milliard d'ici à 2012.

A première vue, ce système apporte une solution astucieuse pour aider les pays industrialisés à tenir leurs engagements en matière de réduction d'émissions de gaz à effet de serre. Mais l'espérance de gains faciles a attiré dans le jeu des spéculateurs peu scrupuleux. Et la tricherie a pris d'autant plus d'ampleur que la bureaucratie onusienne n'a guère les moyens d'y faire face. Détail des cinq principales dérives du système.

1. DE FAUSSES REDUCTIONS D'EMISSIONS

Première faiblesse de l'équation imaginée par l'ONU : une bonne partie des projets validés ne correspondent à aucune réduction d'émissions supplémentaire. Le système n'a d'intérêt que s'il aide à sortir des cartons des projets qui autrement n'auraient pas vu le jour, faute de rentabilité. Or, selon David Victor, responsable du département Energie et développement durable à l'université Stanford, les deux tiers d'entre eux auraient vu le jour même sans l'incitation des crédits carbone.

Le chercheur cite l'exemple de la Chine, qui devrait recevoir plus de la moitié des crédits émis par l'ONU d'ici à 2012. Dans ce pays, chaque nouvelle centrale hydraulique ou éolienne représente un bénéfice pour l'environnement par rapport aux centrales à charbon, qui fournissent l'essentiel de l'électricité du pays. Les promoteurs de ces centrales, chinois ou étrangers, ont donc systématiquement déposé un dossier auprès de l'ONU pour obtenir des crédits. Problème : « Cela revient à dire que, sans cette incitation, l'hydraulique ou l'éolien ne se développeraient pas du tout en Chine. C'est invraisemblable ! » souligne David Victor dans une étude publiée en avril 2008. En effet, le gouvernement chinois soutient déjà financièrement le secteur des énergies renouvelables afin de réduire sa dépendance au charbon.

Loin d'être la contrepartie d'un réel effort en faveur d'une réduction des émissions de CO2, les crédits liés à des projets hydrauliques et éoliens (un quart des crédits émis dans le monde entre 2008 et 2012) ne sont qu'un bonus. Ils représentent aussi une source de revenus non négligeable pour l'Etat chinois, qui taxe (jusqu'à 65 %) la vente des crédits carbone obtenus sur son territoire.

La Chine est loin d'être le seul pays concerné. Une étude de l'ONG International Rivers publiée en novembre 2008 révèle que les trois quarts des barrages hydrauliques étaient achevés et fonctionnaient au moment où l'ONU les a approuvés. Difficile de croire que ces projets doivent leur concrétisation à l'existence des crédits, souligne l'association. Pis, certains de ces projets porteraient atteinte aux écosystèmes et aux populations des zones inondées lors de la construction des barrages.

2. DES INCITATIONS FINANCIERES A POLLUER D'AVANTAGE

Les « crédits Kyoto » ont un autre défaut, bien plus grave : ils encouragent la production de gaz à effet de serre... dans le seul but d'obtenir des crédits en contrepartie de leur destruction. C'est le cas du trifluorométhane (HFC-23), qui se forme lors du processus de fabrication du gaz réfrigérant utilisé pour les climatiseurs, par exemple. Une tonne de ce gaz est 11 700 fois plus nocive pour l'atmosphère que 1 tonne de CO2 ; sa destruction est donc récompensée par 11 700 crédits. A 10 euros l'unité, l'opération est une affaire en or. Du coup, de nombreuses usines ont augmenté leur production de gaz réfrigérant pour récupérer davantage de trifluorométhane et obtenir des crédits. Selon David Victor, le business du HFC-23 rapportera ainsi 4,7 milliards de dollars aux industriels, alors que sa destruction n'en coûte que 100 millions !

3. DES SUBVENTIONS A LA DELOCALISATION

Troisième effet délétère des mécanismes de compensation : ils favorisent le dumping environnemental. Exemple avec l'acide adipique (utilisé pour la fabrication du Nylon), dont la production entraîne l'émission de grandes quantités de protoxyde d'azote, un gaz à effet de serre 310 fois plus nocif que le CO2 et très facile à détruire. Les industriels implantés dans les pays non signataires de Kyoto ont obtenu des crédits qui leur ont permis d'augmenter la rentabilité globale de leurs usines, avec une prime de 1 000 euros par tonne d'acide produite. Rhodia, grâce aux gaz émis par ses usines en Corée du Sud et au Brésil, a ainsi vendu l'an passé pour 158 millions d'euros de crédits carbone, et en a retiré près du quart de son résultat d'exploitation (664 millions d'euros en 2008).

De quoi encourager ses concurrents à suivre la même voie. De nombreux industriels sont désormais tentés de délocaliser leurs usines en Asie ou en Amérique du Sud pour obtenir eux aussi des crédits. Le calcul d'un expert cité par la revue Point Carbone est éloquent : « La construction d'une usine d'acide adipique coûte 100 millions d'euros. Si je vends chaque année 2 millions de crédits carbone à 10 euros, il me suffit de cinq ans pour rentabiliser l'investissement. » L'exemple vaut dans tous les secteurs qui émettent de grandes quantités de gaz à effet de serre, créant une distorsion de concurrence évidente entre les industriels situés d'un côté ou de l'autre de la « frontière Kyoto ». Résultat, en Europe, le cimentier Lafarge et l'aciériste Arcelor Mittal menacent aujourd'hui de déplacer une partie de leur activité si l'Union européenne les contraint à réduire davantage leurs émissions. Cette éventuelle « fuite de carbone » révèle l'absurdité du système, selon Aurélien Bernier, expert indépendant et auteur de Le Climat otage de la finance (Mille et Une Nuits) : « La contrainte devrait porter sur la consommation de CO2 plutôt que sur sa production », martèle-t-il.

4. DES CONTROLES INSUFFISANTS

Ces dérives et ces tricheries ont pour origine un quatrième problème : la qualité aléatoire des audits censés garantir à l'ONU le sérieux des projets. Le certificateur norvégien DNV a ainsi été suspendu en novembre 2008 pour avoir validé plusieurs dossiers qui se sont révélés non conformes. « Former des experts prend du temps, explique le chercheur David Victor. La constitution d'équipes compétentes sera d'autant plus lente qu'il existe une véritable fuite des cerveaux, des cabinets d'audit vers les promoteurs. » En attendant, DNV a été réintégré en février. L'ONU ne peut guère se passer des services de ce géant mondial si elle veut rattraper le retard pris dans l'examen des 4 500 projets en attente. La procédure prend en moyenne huit mois, mais « le délai peut s'allonger jusqu'à dix-huit mois », soupire Timothée Lazaroo, directeur associé du cabinet de conseil Ecosur. Souvent, les premiers crédits sont émis deux ans après le dépôt du dossier. Face à ce goulet d'étranglement, l'ONU prévoit d'examiner 1 000 demandes cette année, contre 666 en 2008.

5. DES VENTES DE CREDITS FICTIFS

Dernière faiblesse du système : une partie des crédits escomptés par les promoteurs des projets ne sont jamais délivrés. Explication d'Olivier Kreiss, PDG d'Eco-Carbone : « En Chine, par exemple, les industriels changent souvent d'avis. Ils peuvent annuler ou reporter une partie des investissements sans prévenir. Les choix technologiques, la compétence des techniciens, la fréquence des contrôles de terrain, expliquent aussi que le rendement soit très variable d'un projet à l'autre. » Résultat : selon l'agence de notation Carbon Rating, la réduction des émissions est, en moyenne, inférieure de 30 % à ce qui était prévu.

Pour les brokers, la sanction est immédiate, comme le résume Jérôme Malka, directeur général d'Orbeo, filiale de Rhodia et de la Société générale : « Un projet achevé avec trois mois de retard, c'est autant de crédits qui partent en fumée. » Le problème, c'est que ces crédits fantômes ont le plus souvent été vendus des mois à l'avance sur les marchés financiers. Dans un rapport baptisé « Subprime Carbone », l'ONG Friends of the Earth s'inquiète ainsi du lancement par le Crédit suisse, en novembre 2008, de titres ayant comme sous-jacent vingt-cinq projets de compensation éparpillés dans trois pays, conçus par cinq développeurs, et situés à différents stades d'examen par l'ONU.

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